Voir le dossier Pourquoi mangeons-nous trop?
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« Les gens conditionnés à trop manger se comportent d’une façon caractéristique. Ils dévorent leur nourriture. Certains aliments semblent exercer sur eux une force d’attraction magique », affirme le médecin américain David Kessler, auteur du livre The End of overeating. Nous avons demandé à 6 experts leur opinion sur les propos du Dr David Kessler que vous pouvez lire dans notre dossier Pourquoi mangeons-nous trop?. Le Dr Kessler y explique comment le sucre, le gras et le sel « s’emparent du cerveau de millions de gens » et les amène à trop manger. Voici les réactions d’un médecin, d’un kinésiologue, d’une nutritionniste, d’une psychologue, d’un expert en marketing et d’une spécialiste renommée en nutrition et santé publique. |
L’opinion d’un médecin
Dr Dominique Garrel, endocrinologue, professeur à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal.
« Comparer les aliments sucrés, salés ou riches en matières grasses à des drogues, comme le fait le Dr Kessler dans son livre, ça fait image. Du point de vue médical cependant, c’est exagéré. Quand on arrête de donner de l’héroïne à un héroïnomane, des signes de sevrage très clairs se manifestent : tremblements, nausées, insomnie, etc. Quand on cesse de donner du chocolat à quelqu’un qui en mange de façon excessive, on ne constate pas de tels symptômes.
Ce qui ne veut pas dire que les aliments n’ont pas d’effet sur le cerveau, au contraire! Ils stimulent la région cérébrale associée au plaisir. Dans le cas du sucre, ce mécanisme est même inné. Des études ont montré que si l’on donne un peu d’eau sucrée à un bébé, il la préfère automatiquement à une "eau normale".
Sur le plan strictement médical, il y a encore peu de choses qu’on peut faire pour aider les patients souffrant d’obésité. Dans les cas extrêmes, il y a toujours la chirurgie, comme la dérivation gastrique. On a fait de grands progrès au cours des 15 dernières années. Des gens qui avaient perdu toute forme de qualité de vie ressuscitent littéralement.
Mais dans la grande majorité des cas, seule une approche multidisciplinaire, impliquant une nutritionniste, mais aussi un kinésiologue et un psychologue peut donner des résultats probants. Des recherches réalisées dans mon laboratoire ont montré que les femmes qui avaient le moins de risque de reprendre le poids perdu après une diète étaient celles qu’on suivait sur une base régulière, durant au moins une année. »
L’opinion d’un kinésiologue
Angelo Tremblay, professeur titulaire à l’Université Laval, Département de médecine sociale et préventive, division de la kinésiologie. Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’environnement et le bilan énergétique.
« Est-ce que les aliments sont des drogues? Ça dépend du sens que l’on donne au mot "drogue". C’est vrai que les aliments procurent de vifs plaisirs gustatifs. Et malheureusement, ce sont souvent les aliments les moins désirables qui procurent le plus de plaisir!
Cela dit, la seule réaction physiologique liée à la nourriture dont j’ai eu connaissance et qui s’apparente à une dépendance, c’est la rage de sucre. On l’observe notamment chez les individus qui ont perdu beaucoup de poids : de petites crises d’hypoglycémie se manifestent et poussent les individus à manger. On ne peut pas condamner l’industrie alimentaire. C’est une réaction purement physiologique, probablement liée à un système de protection du corps humain.
Personnellement, je crois que l’industrie alimentaire a déjà déployé beaucoup d’efforts pour améliorer ses produits, même si certaines personnes restent très critiques. McDonald’s offre maintenant des salades de poulet grillé. Bien sûr, les gens préfèrent encore le Big Mac, mais à l’impossible, nul n’est tenu. On ne peut pas demander à l’industrie de n’offrir que des produits santé si les consommateurs n’en veulent pas.
Pour s’attaquer au problème de l’obésité, il faut adopter une vision plus large. Certaines recherches menées dans mon laboratoire ont montré que le manque de sommeil jouait un rôle majeur dans la prise alimentaire excessive, autant chez les enfants que chez les adultes. L’influence du manque de sommeil serait supérieure à celle de l’absence d’exercice rigoureux!
Le travail intellectuel joue aussi un rôle majeur. Il accroît le désir de manger. Chez les enfants d’âge scolaire, plus les heures consacrées aux devoirs sont longues, plus le gras abdominal est important, indépendamment du temps que les jeunes passent à faire de l’exercice.
Ce sont tous ces facteurs qu’il faut mieux comprendre et dont il faut tenir compte. »
L’opinion d’une nutritionniste
Fannie Dagenais, diététiste-nutritionniste, directrice et porte-parole du groupe ÉquiLibre.
« Décortiquer l’impact des aliments sur le cerveau est fascinant. Cependant, on ne peut pas s’attaquer au problème de l’obésité en adoptant un regard strictement biologique. Les facteurs sociaux et psychologiques qui poussent une personne à manger sont aussi importants que les facteurs physiologiques, sinon plus.
Souvent, on a tendance à manger trop lorsqu’on se trouve entre amis, ou lorsqu’on célèbre une fête en famille. À d’autres moments, on mange en réponse à nos émotions. Lors d’une journée stressante au bureau, après une rupture amoureuse, quand on s’ennuie... Et on est constamment entouré d’images de nourriture, d’odeurs, d’abondance. Ça rend les choses d’autant plus difficiles.
Chez certaines personnes, les facteurs sociaux et psychologiques ont une telle influence qu’elles ne ressentent pratiquement plus les signaux de la faim et de la satiété. Il s’agit pourtant de précieux cadeaux de la nature, qui nous aident à réguler notre prise de calories.
On observe la même chose chez les femmes qui suivent des diètes à répétition. Elles sont tellement concentrées sur les calories, les « points » associés à chaque aliment – une approche prisée par certaines diètes populaires –, qu’elles deviennent déconnectées de leur corps. Elles ne font plus la distinction entre une « vraie » faim et une « fausse » faim. Je dis souvent que si c’est une vraie faim, même un bol de légumes va faire l’affaire.
Collectivement, je crois qu’on doit apprendre à réduire le niveau de stress dans notre société. À reprendre contact avec notre corps, avec les plaisirs de la vie. Il sera alors plus facile de manger de tout, de façon équilibrée, sans faire d’abus. »
L’opinion d’une psychologue
Catherine Bégin, spécialiste des troubles alimentaires, professeure-chercheuse au Département de psychologie de l’Université Laval.
« L’analyse du Dr Kessler est intéressante, mais elle n’explique pas pourquoi certaines personnes vont effectivement devenir "accro" à la nourriture, tandis que d’autres, qui ont accès aux mêmes aliments et qui sont exposées aux mêmes messages publicitaires, ne développent pas une telle accoutumance.
Dans mon groupe de recherche, on s’intéresse aux femmes qui ont un problème de surplus de poids. On cherche à comprendre pourquoi certaines arrivent à perdre du poids puis à maintenir un poids santé, tandis que d’autres retombent dans leurs mauvaises habitudes. Contrairement à ce que certains pourraient croire, ce ne sont pas nécessairement les personnes qui viennent de milieux socio-économiques défavorisés qui ont le plus de difficulté à maintenir leur poids santé. Les femmes que nous voyons viennent de tous les milieux.
Nous avons découvert que les femmes qui vivent des sentiments négatifs sont tout particulièrement vulnérables. Elles ont une mauvaise estime d’elle-même. Elles ont souvent des symptômes qui s’apparentent à ceux de la dépression ou de l’anxiété. Plusieurs de ces femmes voient la nourriture comme une stratégie de gestion, ou de régulation de leur état psychologique.
Certaines nous disent qu’elles mangent parce qu’elles se sentent vides à l’intérieur. Dans ces cas, suggérer de remplacer les aliments camelote par des aliments sains ne suffit pas. Ces femmes ont besoin de la stimulation qu’elles trouvent dans les aliments. Je ne dis pas qu’il faille faire une psychanalyse à chaque femme qui a un problème de poids, mais ça aide d’aller au fond des choses. »
L’opinion d’un expert en marketing alimentaire
Jordan LeBel, expert en consommation alimentaire et professeur de marketing à l’Université Concordia
« Le Dr Kessler condamne vertement l’industrie alimentaire, l’accusant d’être à la source de l’épidémie d’obésité. Bien sûr, elle a sa part de torts. Je montrais récemment à mes étudiants une publicité pour les biscuits Pillsbury. On y voit une petite fille malheureuse parce que sa grande soeur ne veut pas jouer avec elle. Puis, la mère apparaît et amène la petite faire des biscuits. Son chagrin s’envole comme par magie. Évidemment, ça conditionne les filles dès un jeune âge : quand on est triste, on mange du gras et du sucre!
Cela dit, on ne peut pas accuser l’industrie de tous les maux. D’autres acteurs ont un rôle à jouer pour améliorer l’alimentation des Québécois. Comment se fait-il que les aliments camelotes fabriqués à l’autre bout du monde se vendent meilleur marché que les fruits produits au Québec? Du point de vue de la réglementation, il y a quelque chose qui cloche!
Même les villes doivent contribuer, en adoptant des plans d’aménagement qui promeuvent des comportements santé. Si j’arrive à la maison après avoir passé 1 h 30 dans les bouchons de circulation en voiture, que je suis hyper fatigué et stressé, je n’aurai pas envie de me cuisiner de bons petits légumes. Je vais ouvrir le sac de croustilles ou le paquet de fromage.
Je pense que tous les acteurs sociaux, gouvernementaux ou corporatifs doivent mettre la main à la pâte pour améliorer le bien-être des individus. Manger santé, ça s’inscrit dans un tout.
Je crois qu’il faut être prudent vis-à-vis de certains propos du Dr Kessler. Il parle entre autres de la texture des aliments et de son influence sur la surconsommation. À mon avis, il est trop tôt pour tirer des conclusions. On commence à peine à faire des recherches dans ce domaine. »
L’opinion d’une spécialiste en nutrition et en santé publique
Marion Nestle, professeure en nutrition et en santé publique, Université de New York. Auteure de Food Politics : How the Food Industry Influences Nutrition and Health.
« La comparaison aliments-drogues est exagérée. Les deux ont des effets similaires sur le cerveau, mais l'effet de la nourriture est beaucoup plus "doux". Mais le Dr Kessler a raison de montrer du doigt l'industrie alimentaire. Elle tient de beaux discours sur sa volonté de revoir ses produits, pour les rendre plus sains. Mais dans les faits, elle ne bouge pas beaucoup. Les nouveaux aliments qu’elle met sur les tablettes sont toujours aussi mauvais pour la santé. Et ses campagnes de publicité nous incitent sans cesse à manger trop et mal. On ne peut pas s’en étonner. Comme l’industrie du tabac, l’industrie alimentaire a pour mission de nous faire consommer davantage.
Le plus surprenant en fait, c’est que les autorités de santé publique ne s’en soucient guère. On perçoit souvent les choix alimentaires comme des choix entièrement personnels. On se dit que c’est une question de goût, de coût et de commodité. On sous-estime complètement l’influence du marketing.
Bien sûr, chaque individu doit prendre ses responsabilités, en mangeant raisonnablement et en faisant de l’exercice. Mais ça ne suffit pas. Nous sommes devant un problème de société majeur et il faut prendre les grands moyens pour s’y attaquer. Je crois qu’une réglementation plus sévère s’impose. On peut penser par exemple à restreindre les publicités sur la malbouffe, à imposer une taxe sur les aliments camelotes ou à subventionner les aliments santé. »
Wikio
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