Viande rouge, gros titres, petite confusion
Vous l'avez probablement vu et entendu partout la semaine dernière : manger beaucoup de viande rouge fait augmenter le risque de mourir. Mais la grosseur des titres était beaucoup plus impressionnante que le nombre de décès évités si on en mangeait moins : 11 sur 100 chez les hommes et 16 sur 100 chez les femmes. Évidemment, les chiffres ont une certaine importance si vous faites partie des 11 et des 16. Mais ce n'est pas moi qui dis que l'augmentation du risque est « modeste », ce sont les chercheurs eux-mêmes.
Parce que si vous êtes un gros mangeur de viande rouge, votre risque de mourir entre 50 ans et 71 ans n’augmente en fait que de 4 %. Vous voyez, on peut faire dire beaucoup de choses aux chiffres.
Mon arrière-grand-mère, qui faisait partie de la bonne société de Québec à la fin du XIXe siècle, ne mangeait que de la viande. Les légumes, pensait-elle, étaient des aliments de « pauvres ». Elle est morte dans d'atroces douleurs d'un empoisonnement sanguin consécutif à une insuffisance rénale, probablement liée à son alimentation. Mais elle serait bien étonnée si elle revenait aujourd'hui, car pour continuer à faire partie de la bonne société, elle devrait changer son alimentation du tout au tout : les légumes sont un aliment de riches.
C'est une autre conclusion que l'on aurait pu tirer de cette recherche, dont on a parlé dans le monde entier. En effet, les gens qui mangent plus de légumes et de fruits sont aussi plus éduqués et probablement aussi plus riches (ce que les chercheurs, étonnamment, n'ont pas du tout mesuré) que les gens qui en mangent moins.
Mais voici deux autres observations, plus étonnantes encore, tirées de la même étude : les fumeurs qui mangent beaucoup de viande rouge meurent moins de maladies cardiovasculaires que les non-fumeurs gros mangeurs de viande rouge. Est-ce la cigarette qui les protège? Les hommes qui mangent peu de viande rouge boivent près de deux fois plus d'alcool et meurent jusqu'à 50 % moins vite que les gros mangeurs de viande. Est-ce l'alcool qui les protège? La réponse à ces deux questions est probablement négative, mais les chercheurs ne semblent pas avoir écarté cette possibilité.
En fait, pour être juste avec les chercheurs, ceux-ci savent bien qu'il y a d'autres facteurs en jeu.
Ils soulignent que les gens qui consomment plus de viande rouge sont aussi plus gros, fument davantage, mangent plus gras et plus sucré, consomment moins de fruits, de légumes et de fibres, qu'ils sont moins actifs physiquement et moins éduqués. Ça commence à faire beaucoup de variables dans le portrait. Il y a donc un certain risque de confusion. Surtout quand on lit que la catégorie « viande blanche » inclut le poisson! Les journalistes qui ont fait ou repris la nouvelle d'une agence de presse ne semblent pas avoir remarqué cette subtilité lorsqu'ils ont écrit que « manger de la viande blanche semble réduire [le risque de décès] ». Et cette interprétation douteuse a fait le tour du monde.
Mais pour l'essentiel, la cause semble entendue : manger beaucoup de viande rouge est, à long terme, plutôt un peu mauvais pour la santé en général et particulièrement pour la santé du côlon.
Comme vous le sentez probablement au ton ironique que j'emploie, je suis exaspéré des gros titres qui n'arrêtent pas d'attirer notre attention sur ceci ou cela, tandis qu'il y a toujours des dizaines de facteurs en jeu, qu'on peut étudier jusqu'à l'absurdité. Après avoir analysé les données de 545 653 personnes durant 10 ans, la conclusion des chercheurs est qu'il faudrait analyser la relation entre les diverses catégories de viande et les causes particulières de mortalité! Je suggère que l'on compare les différences de mortalité entre les amateurs de pot-au-feu de haut de ronde et ceux qui préfèrent le rôti de boeuf au four. On s'en reparle dans 50 ans. Et n'oubliez pas de bien noter le nombre de fois où vous en consommez. Ça pourrait fausser les données et on sera obligé de tout reprendre.
Et si on regardait les choses par le gros bout de la lorgnette plutôt que par le microscope? Si on regardait le contexte pour comprendre l'importance toute relative de la viande rouge dans votre espérance de vie? Vous ne mangez peut-être jamais de viande rouge, mais si vous ne faites pas d'exercice physique, que vous êtes isolé, malheureux et pauvre, sans reconnaissance sociale, que vous habitez une maison de chambres collée sur une autoroute dans un quartier laid et surpeuplé, et que vous passez vos « vacances » devant la télé à Balconville, je ne donne pas cher de votre régime. C'est l'addition qui compte. L'addition dans le temps et dans le nombre de circonstances adverses.
Dans la vraie vie, on ne se sépare pas en petits morceaux : on additionne tout. Il n'est pas inutile d'étudier les petits morceaux, on apprend quelle est la tendance approximative de leur petit effet approximatif. Mais on ne doit jamais oublier la relation entre le petit morceau et tout le reste qui est bien plus grand.
La prochaine fois que vous verrez un gros titre qui parle d'un petit morceau, ne vous laissez pas être totalement absorbé par le petit morceau. Ce qui vous fera mourir ne se résume pas à la viande rouge, même s'il est recommandé d'en consommer avec modération.
Pour aller jusqu'au bout
Meat Intake and Mortality, A Prospective Study of Over Half a Million People, Arch Intern Med. 2009;169(6):562-571.
La recherche originale complète, accessible gratuitement (ce qui est encore rare). Pour lecteurs avertis. Vous risquez de ne pas y comprendre grand-chose, mais les trois lignes de la conclusion du résumé (l'abstract) sont claires.
http://blogue.passeportsante.net/christianlamontagne/2009/03/viande_rouge_gros_titres_petite_confusion.html?source=bulletin
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